Manipulation de données : Djoret plaide pour une statistique citoyenne

Au Tchad, les chiffres ne sont plus l’affaire des seuls technocrates. Biaka Tedang Djoret, ingénieur statisticien-économiste, milite pour une statistique accessible, engagée et transformatrice.

« Les chiffres ne sont pas que des tableaux Excel. Ce sont des morceaux de vie, des droits bafoués ou respectés », affirme Djoret, auteur de Sans armes – De la statistique à la lutte citoyenne. Après 20 ans au cœur des finances publiques, du Tchad au FMI, il choisit de faire descendre les données dans la rue.

Pour lui, un budget est un contrat social chiffré, un indicateur ,une promesse tenue ou trahie. Il plaide pour une statistique citoyenne, capable de révéler les inégalités, d’éclairer les décisions et de structurer les mobilisations. « Sans données, pas de diagnostic. Sans diagnostic, pas de solution. »

Mais la culture statistique reste fragile. Les chiffres circulent peu, les citoyens n’y ont pas accès, et les politiques les utilisent rarement pour rendre compte. Djoret appelle à un changement de regard : « La statistique est un bien public stratégique, au même titre que la santé ou l’éducation. »

Interview

Parcours entre macroéconomie, statistique et engagement

« Je suis, à la base, ingénieur statisticien-économiste, formé à lire les chiffres pour accompagner les politiques publiques. J’ai travaillé pendant des années au cœur des finances publiques, dans la modélisation macroéconomique, la préparation des budgets, l’analyse des risques, aussi bien au Tchad que dans d’autres pays africains ».

« Mais très vite, j’ai compris que les chiffres ne sont pas seulement des tableaux Excel : ce sont des morceaux de vie, des droits bafoués ou respectés, des opportunités saisies ou perdues ».Quand vous voyez, ligne après ligne, les inégalités territoriales, le chômage des jeunes, la pauvreté rurale, et que, sur le terrain, rien ne change, vous êtes obligé de vous poser une question simple : à quoi sert mon expertise si elle ne parle qu’aux décideurs et pas aux citoyens ? »

« C’est ce qui m’a conduit à faire le pont entre la macroéconomie, la statistique et l’engagement citoyen : continuer à travailler sur les modèles, les budgets, mais en même temps faire descendre les chiffres dans la rue, les traduire en langage simple pour que chaque citoyen puisse se les approprier et demander des comptes ».

Qu’est-ce qui vous a poussez à faire de la statistique un outil d’action civique ?

« Il y a eu un déclic. À force de travailler sur les données, j’ai constaté un décalage insupportable entre ce que disent les statistiques et ce que vit la population. Les chiffres sur lesquels je travaillais montraient des milliards dépensés, des taux de croissance affichés, des indicateurs “en amélioration”, alors que, dans les quartiers, on voyait la précarité, l’effondrement des services publics, l’absence de perspectives pour la jeunesse ».

À un moment, j’ai pris une décision intérieure : « je ne peux plus me contenter de produire des chiffres “techniques” qui restent enfermés dans des rapports.J’ai donc choisi de faire de la statistique un langage de vérité, un outil d’éducation civique ».

À partir de là, mon engagement a consisté à vulgariser les données, à expliquer notre situation sur la base de chiffres, de comparaison internationale, et inviter les citoyens surtout les jeunes à s’en saisir pour défendre leurs droits, exiger de la transparence et peser dans le débat public.

Comment définiriez-vous l’état actuel de la culture statistique au Tchad ?

« Je dirais que la culture statistique au Tchad est fragile, segmentée et très inégalitaire. Il y a une culture statistique technique dans certains cercles : au sein de l’institut national de statistique, de la banque centrale, de quelques directions du ministère des Finances, chez certains partenaires internationaux. Là, les gens manipulent les chiffres, produisent des enquêtes, construisent des modèles. »

« Mais il y a très peu de culture statistique citoyenne. Les chiffres ne descendent presque jamais jusqu’au grand public. On publie peu, on vulgarise peu, on débat rarement avec des données. Les budgets, les rapports d’exécution, les études restent souvent enfermés dans des tiroirs ou des sites web que personne ne consulte ».

Résultat : le citoyen n’a pas spontanément le réflexe de demander : « Quels sont les chiffres derrière ce discours politique ? » Et le décideur n’a pas encore l’habitude d’expliquer ses choix à partir de données accessibles à tous.

Pour changer cela, il faut investir dans l’éducation statistique de base, dès l’école, et encourager les médias, les associations, les syndicats, les partis politiques à utiliser les données comme support de débat.

Quels sont les principaux défis rencontrés dans la production et l’exploitation des données statistiques ?

Je vois au moins quatre grands défis :le sous-financement chronique du système statistique.

« Les services statistiques manquent de moyens humains, financiers et matériels. On ne peut pas demander des données régulières, fiables, désagrégées par région et par groupe social, si ceux qui doivent les produire n’ont ni budget suffisant, ni stabilité, ni outils. En cela le pays a enregistré un recul ces dernières années avec la suppression du Fonds national de développement de la statistique dont nous avons proposé la création en 2014 dans le cadre d’une étude qui n’avait été confiée. C’est le lieu de faire le plaidoyer de la création d’un mécanisme pereine de financement de la statistique ».

La fragmentation et la mauvaise coordination

« Chaque ministère crée son petit système d’information, souvent sans cohérence d’ensemble. Il y a des doublons, des trous, des incohérences. On n’a pas encore une véritable culture de système national intégré de données ».

La dépendance vis-à-vis des partenaires extérieurs

« Beaucoup d’enquêtes ne se font que lorsqu’un partenaire financier est prêt à payer. Cela crée des trous dans les séries, des priorités qui ne sont pas toujours celles du pays, et parfois des chiffres plus connus à l’international qu’au niveau local. Une coordination efficace du Conseil national de la statistique appuyé par un fonds statistique qui se résume à une ligne de crédit, devrait permettre d’exprimer notre souveraineté sur nos priorités et la mesure de nos réalités ».

La faible appropriation politique et citoyenne des données

« Même lorsque les données existent, elles sont peu utilisées dans le débat public, dans le contrôle parlementaire, dans l’évaluation des politiques. Le problème n’est pas seulement de produire des chiffres ; c’est de les faire vivre ».

Ce qui manque, finalement, c’est un saut qualitatif : considérer la statistique non pas comme une affaire de techniciens, mais comme un bien public stratégique, au même titre que la sécurité, la santé ou l’éducation. Tant que ce changement de regard n’est pas opéré, les défis persisteront.

Fondements et enjeux de la statistique au Tchad

Les fondements de la statistique au Tchad sont les mêmes que partout ailleurs : mesurer pour comprendre, comprendre pour décider, décider pour transformer Sans données fiables, on navigue à vue. On planifie mal, on alloue mal les ressources, on ne sait pas vraiment qui est exclu, ni quels territoires sont laissés pour compte. Le débat en cours sur la transparence dans l’exploitation de l’or, au moment où le pays cherche à se vendre à l’international traduit bien cette réalité.

Au Tchad, les enjeux sont immenses

Enjeu de souveraineté : sans système statistique solide, on dépend des chiffres produits de l’extérieur pour parler de notre propre réalité.

Enjeu de justice territoriale : les données permettent de rendre visibles les régions oubliées et d’exiger une répartition plus équitable des ressources.

Enjeu de redevabilité démocratique: la statistique est un outil pour demander des comptes. Quand on dit que tel secteur reçoit X milliards, il faut pouvoir vérifier l’impact sur le terrain.

Sans statistique, le débat politique devient émotionnel, manipulable. Avec la statistique, on ramène la discussion sur des faits.C’est vital pour un pays comme le nôtre, traversé par des tensions, des inégalités et des crises à répétition.

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